Lucie Chênebeau I Carla Bertrand
Avocat I Juriste
Depuis des années, deux géants du numérique - Microsoft et Google – se livrent à des attaques en règle l’un contre l’autre par médias interposés. Microsoft va même jusqu’à acheter des pages entières de publicité dans les grands journaux américains pour s’attaquer ouvertement à Google et inviter notamment les consommateurs à privilégier les logiciels qu’il édite.
Les deux grands industriels du luxe ne sont pas en reste. A la publication des résultats du 1er trimestre 2024 de Kering, le service de presse de LVMH envoie à une journaliste un message dans lequel l’entreprise de Bernard Arnault se félicite de « continuer de creuser l’écart avec Kering »[1]. Elle compare les performances des marques du groupe aux siennes pour en conclure que « l’endettement de Kering va devenir une source d’inquiétude pour les analystes et les investisseurs comme en témoigne la dégradation de [la note de] la dette de Kering par S&P ».
De tous temps, cette communication peu éthique tient une place non négligeable dans les rapports entre concurrents. Sans être dupe, chacun a conscience du commentaire en « off » glissé à un journaliste sur l’actualité de son concurrent… Mais la pratique ne se restreint pas aux rapports de concurrence entre géants de l’industrie.
A une époque où les réseaux sociaux facilitent plus que jamais la prise de parole et offrent un espace unique de liberté d’expression et sans précédent, ils créent aussi de nouvelles dynamiques qui la menacent. Les fonctionnalités proposées par les plateformes, combinées à l’instantanéité des publications, favorisent et amplifient les dérives, au rang desquelles les atteintes à la réputation, lesquelles nous concernent tous, particuliers comme professionnels.
Si chacun est libre de s'exprimer, il faut toutefois comprendre que ce principe de liberté d’expression n’est pas sans limites, comme le rappelle l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC). Bien que la DDHC ne mentionne pas spécifiquement la protection de la réputation, son article 11 tout à la garantit fois la liberté d'expression et reconnait la nécessité d'un cadre légal pour prévenir et sanctionner les abus.
Ainsi, pour pouvoir faire sanctionner une atteinte à la réputation, encore faut-il en déterminer la nature, ce qui aura nécessairement des conséquences sur le régime juridique applicable, et donc la stratégie à adopter.
A cet égard, selon l’arsenal juridique en vigueur, diffamation et dénigrement sont tous deux considérés comme des abus de la liberté d'expression. Cela étant, il s’agit de deux notions qui se distinguent essentiellement l’une de l’autre selon le contexte et la nature de l’atteinte portée à une personne ou une entité.
En matière de réputation en ligne, savoir distinguer ces deux notions est essentiel, sous peine de perdre toute chance d’être indemnisé.
Or, malgré une position de principe désormais ancienne de nos juridictions, de nombreuses personnes – y compris des professionnels – agissent encore sur le mauvais fondement et en paie le prix fort.
C'est précisément ce que rappelle une décision récente du Tribunal Judiciaire de Paris, en date du 28 juin 2024, qui a tranché un litige entre deux artistes et une galerie d’art. Cette décision met en lumière les différences, parfois subtiles, entre deux notions juridiques souvent confondues. La frontière entre la critique - parfois légitime - d’une activité commerciale d’une part, et l’atteinte à l’honneur et à la considération d’une personne, d’autre part, peut en effet s’avérer délicate à tracer.
Des critiques virulentes à l’origine du litige
Dans cette affaire, deux artistes reprochaient à une galerie d’art d'avoir continué sans autorisation à utiliser leur pseudonyme et à diffuser des informations à leur sujet, après la fin de leur collaboration.
Ces mêmes artistes avaient alors publié sur leur site internet un message accusant la galerie de « publicité mensongère » et d’« usurpation d’identité », affirmant qu’elle revendiquait leur affiliation pour vendre à ses clients une « version parallèle fictive » de leurs œuvres, suggérant ainsi un acte de contrefaçon.
Par ailleurs, ces mêmes artistes comparaient le gérant de la galerie à un « Frankenstein » qui aurait « inventé un artiste masculin infantile », lui imputant l’achat de certaines de leurs œuvres à leur insu.
La galerie a alors assigné les deux artistes en dénigrement, réclamant des dommages et intérêts au motif du caractère mensonger de ces allégations.
Néanmoins, par une décision aussi brève que limpide, inscrite dans la droite ligne d’une jurisprudence ancienne, le tribunal a rejeté les demandes de la galerie. Cette décision vient rappeler que les propos tenus par les deux artistes, s’ils devaient être sanctionnés, auraient dû l’être sur le fondement de la diffamation, mais ne sauraient constituer en aucun cas des actes de dénigrement.
Distinction subtile entre deux notions de droit touchant à l’atteinte à la réputation
Bien que la diffamation et le dénigrement visent tous deux à sanctionner l'atteinte à la réputation, ces deux notions répondent à des critères juridiques distincts.
La diffamation est définie par l’article 29, alinéa 1, de la loi du 29 juillet 1881 comme « toute allégation ou imputation d'un fait précis portant atteinte à l’honneur ou à la considération d’une personne ou du corps auquel le fait est imputé ». Autrement dit, elle est fondée par la divulgation d’allégations ou d’imputations suffisamment précises, susceptibles de porter atteinte à l’honneur ou à la considération d’une personne, commise envers une personne physique ou morale.
Le dénigrement, quant à lui, consiste à « jeter publiquement le discrédit sur une personne, un produit ou un service identifié».[2]
On comprend donc que la distinction entre ces deux notions repose sur l’objet des critiques et, plus précisément, sur l’objectif final des insinuations malveillantes. A cet égard, les juges du fond ont pu qualifier des propos visant à déshonorer une société et ses salariés comme relevant du dénigrement plutôt que de la diffamation, en ce qu’ils « n’avaient pour objectif que de porter le discrédit sur les produits de sa concurrente ».[3]
Le critère de qualification de l’action à engager, comme le rappelle la Cour d’appel de Toulouse, dans son arrêt récent du 1er février 2024, est celui de « l’effet que les propos ont eu ou sont susceptibles d’avoir vis-à-vis de la personne visée ou de ses produits ».[4]
L’échec automatique des poursuites pour une erreur de qualification
Par un arrêt qui fête ses 24 ans aujourd’hui, le 12 juillet 2000, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation apporte une clarification importante sur la distinction entre diffamation et dénigrement, en établissant que l’action en diffamation est exclusive de celle en dénigrement[5]. Cet arrêt de principe impose ainsi que lorsque des faits relèvent de la diffamation, même dans un contexte économique ou concurrentiel, l’action en dénigrement ne peut pas être invoquée en parallèle ou en substitution. Autrement dit, l’action en dénigrement ne peut être utilisée pour poursuivre des atteintes à la réputation et contourner ainsi les règles strictes de la diffamation.
La décision rendue le 28 juin 2024 par le Tribunal judiciaire de Paris s’inscrit dans la continuité d’une jurisprudence pérenne depuis lors.
Ce rappel met en lumière l’importance de bien qualifier les faits et de savoir en déterminer la nature, afin de ne pas perdre la chance de voir son action prospérer.
En l’occurrence, les propos poursuivis ne visaient pas uniquement à discréditer les services de la galerie en affirmant qu’elle vendait « une version parallèle fictive de l’œuvre à ses clients », mais bien à porter également atteinte à la personne même du fondateur.
Comparé à un « Frankenstein » qui a « inventé un artiste masculin infantile », ces allégations remettent en effet en cause l’intégrité professionnelle du galeriste et, de fait, portent atteinte à son honneur.
Aussi, la sanction de l’erreur de qualification est radicale pour la galerie. Non seulement ses demandes sont entièrement rejetées par le Tribunal, mais elles n’ont tout simplement même pas été examinées, faute pour elle d’avoir correctement qualifié les propos qu’elle poursuivait.
En conclusion : une analyse approfondie nécessaire avant d’agir
Cette décision rappelle que la critique d’une activité commerciale, même d’apparence légitime, peut facilement dériver vers une atteinte à la réputation d’une personne, physique ou morale, dont tout le monde peut être victime un jour.
Toutefois, avant d’agir, que ce soit pour préserver votre réputation ou défendre vos droits face à des allégations jugées infondées, il est essentiel de qualifier correctement les faits avant de les poursuivre.
Cette analyse, si elle se doit d’être fine, doit également être faite rapidement. En effet, si le dénigrement se prescrit par 5 ans à compter de la publication des propos litigieux, la diffamation se prescrit quant à elle par 3 mois. Elle nécessite donc d’agir promptement.
Se faire conseiller par des professionnels maîtrisant ces notions offre aux victimes d’atteintes à leur réputation la garantie de poursuites appropriées et, de fait, la meilleure stratégie à déployer.
[1] Sophie Lecluse, « Quand LVMH commente les résultats de Kering auprès des journalistes », La Lettre, 2 mai 2024
[2] CA Paris, Pôle 5, Ch. 4, 30 mai 2018, n°17-01693
[3] Cass.com., 27 janv. 2021, n°18-21.697
[4] CA Toulouse, 1er février 2024, n°23-01536
[5] Cass. Assemblée plénière, du 12 juillet 2000, 98-10.160